L'énéide à ma façon
Je roule sur l’autoroute en pleine nuit et j’allume la radio. Je suis calée sur France inter. La voix d’un vieil homme retentit dans la voiture. J’entends une grande vieillesse, un petit côté lubrique, un désir fou de vivre et en même temps une capacité à être en contradiction totale et permanente, une érudition incroyable. Au fur et à mesure je comprends qu’il s’agit d’un hommage à Paul Veyne, un grand historien prolifique qui a connu l’amitié avec René Char et Michel Foucault. C’est sa dernière interview, Il parle de l’amour, du corps et explique qu’il a passé 6 mois à traduire l’Enéide de Virgile et que chaque vers de ce grand poème l’a traversé de beauté. Ce temps passé est pour lui d’une absolue utilité. Il est mort ce jour le 29 septembre 2022.
Je suis là sur la route, à conduire, ramenée à ma propre histoire avec l’Enéide. J’ai 17 ans et je suis en terminale en section latin. Je passe mon temps en compagnie de mon énorme dictionnaire de version et je traduis l’Enéide. Méthodiquement, entre passion et souffrance. Je fais des commentaires composés fougueux sur la beauté du texte. Mes 17 ans sont voués à ce poème !
De ce travail énorme il ne me reste rien.
Juste un seul vers :
Dicitur homerum caecum fuisse
« On dit qu’Homère fut aveugle ». Je garde une émotion, une sensation que je ne saurais décrire. Quand je dis cette phrase, je dis toute l’Enéide et je ne sais pas pourquoi ! c’est comme un rêve…
40 ans plus tard, je me demande tous les jours pourquoi j’ai refoulé ce travail, et pourquoi juste ce vers comme une enseigne lumineuse dans ma tête ?
Il fait nuit, je circule comme dans un rêve sur l’autoroute et je loupe la sortie !
J’ai dû prendre la prochaine. J’ai mis une demi-heure de plus, mais c’est parfait car j’ai pu prendre de l’essence facilement. En arrivant au rond-point pour aller chez moi, dans le sens inverse d’où j’aurais dû venir, un camion est en travers de la route et des gendarmes arrêtent toutes les voitures. Moi, je passe tranquillement, protégée par Homère, Virgile et Enée, j’ai rallongé ma route mais elle fut tranquille. J’ai contourné l’Achéron.